des artistes de différents endroits du monde partagent leurs expériences d'écoute et de pratique des musiques improvisées, expérimentales, inclassables.

7 mars 2008

Eloge de la fadeur

[...] Mais une justification d'ordre plus général (anthropologique) ici s'impose - que je résumerai ainsi. Comment comprendre, en effet, cette dimension "morale" de l'émotion, et son pouvoir sur nous (sa valeur d'art) ? Pour les Chinois, l'émotion est une "réaction" à l'incitation du dehors (gan) qui nous met en branle intérieurement (dong). Elle est d'autant plus profonde en nous que ce à quoi nous réagissons - à l'extérieur de nous - est important - d'un grand enjeu. Aussi, plus elle est profonde, moins elle est individuelle, limitée à notre intérêt personnel (égocentrée) : plus elle nous fait éprouver, au contraire, la richesse du lien qui nous relie au monde et combien nous sommes partie prenante du grand procès des choses. Elle ouvre alors notre subjectivité à la solidarité des existences, à l'interdépendance des réalités, la fait sortir de son point de vue particulier - exclusif et borné. C'est en raison de cette intensité qu'elle est en mesure de nous faire "communiquer" au travers du réel, de nous élever à une perspective communautaire (le sens du ren confucéen) : plus elle est profonde, donc, plus elle est morale. Plus elle peut aussi ébranler les autres en profondeur et sans limitation d'objet ou d'intérêt. Ainsi, la vocation morale de l'émotion ne rétrécit pas le sens, ne réduit pas ses possibilités (comme dans notre poésie moralisante et didactique) ; au contraire, en l'enracinant davantage (je veux dire : en le faisant davantage accéder, à travers notre sensibilité, au "fondement" des choses et de la vie), elle déploie d'autant mieux celui-ci - jusqu'à l'infini. Et c'est cette portée du sens qui fait sa beauté.


Eloge de la Fadeur de François Jullien - ed. Biblio Essai Livre de Poche